Regarde-moi dans les yeux


"T'es pas autiste, tu me regardes dans les yeux..."

Oui, mais non. Pour dire vrai, je suis parfaitement capable de regarder quelqu'un dans les yeux, mais pas longtemps. Si je dois soutenir le regard d'une personne qui me parle, je perds complètement le fil de ce qu'elle est en train de me dire, trop concentrée à braquer mes yeux dans les siens.

On croit souvent qu'une personne autiste ne soutient pas le regard, c'est vrai, mais cela n'est pas si simple, ni catégorique non plus. Beaucoup de femmes Asperger savent d'ailleurs parfaitement regarder dans les yeux. Le fait d'éviter le regard de l'autre peut être si discret que cela passe pratiquement inaperçu. J'ai pensé, moi-même, que ce n'était pas un trait autistique qui me correspondait complètement, parce que, enfant, je n'évitais pas complètement les regards ni ne détournais clairement la tête. Mais d'après ce que j'ai pu lire de la part de nombreuses aspergirls, c'est assez fréquent.

Je ne regarde pas vraiment dans les yeux, mais les gens pensent que si. Pourquoi ? Par quel miracle ? Et bien parce qu'en réalité, mon regard n'est pas bien loin de celui des autres... Depuis aussi loin que je me souvienne, pour l'avoir même signalé innocemment dans ma jeunesse, mon regard se pose sur la racine des cheveux de mon interlocuteur, mais de plus en plus souvent sur la bouche (ce qui se rapproche de la normalité !). Ses boucles d'oreilles ou ces piercings aussi, s'il en a. Mais pas dans les yeux, ou furtivement, pour créer l'illusion, mais très vite je détourne les yeux pour regarder complètement ailleurs.

Encadré provenant de mon livre "Le corps humain, comment ça marche ?"

Il m'est arrivé, quand j'étais vraiment mal à l'aise sous le regard de mon interlocuteur, de faire semblant de fouiller obstinément à l'intérieur de mon sac à main pendant que la personne me parlait, faisant mine de chercher quelque chose dans mon petit fouillis personnel. Cela me permettait d'avoir une raison de regarder ailleurs, bien que cela ne fut pas faisable sur la durée totale d'une rencontre entre amis. Arrivaient des moments où, forcément, je n'avais plus rien "à chercher"... Mais je regardais le fond de mon verre, jouant avec les glaçons, je gribouillais sur le ticket des boissons, je faisais mine d'avoir le regard attiré par ce qui se passait derrière (ce qui n'était pas tout faux), etc. Du coup, j'avais énormément de peine à bien écouter les personnes qui me parlaient.

Maintenant, quand j'écoute quelqu'un, je peux avoir l'air d'avoir la tête ailleurs, le regard dans le vide, mais c'est parce que je suis attentive, au contraire, et que je ne veux pas que mes yeux, en observant mon interlocuteur, ne me donnent d'autres informations à traiter en même temps que le flot de paroles.

Il y a une situation où je m'efforce - avec peine - de garder le regard fixé à celui de l'autre ; c'est quand je me retrouve face à une personne hiérarchiquement supérieure à moi et qu'elle tente de m'intimider. Je n'aime pas du tout ce genre de situation, car je n’estime pas qu'une personne, un autre être humain, ait le droit de se sentir supérieur à moi et m'écraser sous prétexte qu'elle a une meilleure place (comprendre "un meilleur salaire") que moi dans l'entreprise. Dans un tel cas, je fixe. Je ne comprends plus rien à ce que la personne dit, peut-être même qu'elle remarque que je la fixe sans plus cligner des paupières, qu'importe, je refuse qu'elle pense que "je baisse les yeux" par soumission, par peur ou autre. Car je ne suis pas une victime qu'on peut écraser. Cependant, comme je le disais, dans un tel cas, je ne suis plus du tout attentive à ce qu'on me dit. J'arrive à tenir le dialogue grâce à ce que j'aime appeler ma "mémoire vive", en répondant aux informations enregistrées sur ma mémoire à [très très très] court terme. Mais j'oublie ce qui s'est dit dans l'échange avant même la fin de la journée.

Un autre cas qui me permet de regarder dans les yeux, ou plutôt, regarder les yeux eux-mêmes, comme des objets. Je ne regarde pas le regard de quelqu'un, le regard que quelqu'un me porte, mais je regarde un œil, une pupille, sa couleur, sa réflexion, etc.
Je regarde aussi parfaitement dans les yeux les gens quand je fais "santé", je frappe le verre, les yeux hagards, l'air de dire "tu as vu, je te regarde bien dans les yeux pour faire santé !" mais ce n'est pas un regard naturel, et ça se voit.

Autant je n'arrive pas particulièrement à soutenir un regard - quelques secondes sans problème, mais après, j'y pense et je n'écoute plus ce qu'on me dit et j'ai l'impression d'avoir l'air hagard -, autant il y a aussi ce malaise de voir qu'on me regarde dans les yeux. Je préfère ne pas avoir cet échange de regards, trop intrusif. Mais ce qu'il y a surtout c'est que ça me demande un tel effort de concentration que je ne suis plus du tout attentive à la conversation, ce qui est tout aussi fatigant et pénible. C'est un peu comme demander à quelqu'un d'écrire une poésie tout en devant réciter sa liste de course alors qu'on lui parle de la météo... !

Voilà ce qu'on peut lire sur le site "Spectre de l'Autisme" :
"Chez certaines personnes vivant avec un trouble du spectre de l'autisme (TSA), enfants comme adultes, des particularités au niveau du contact visuel peuvent être présentes. Mais celles-ci sont beaucoup plus complexes que le simple fait de regarder une personne dans les yeux ou non puisque le contact visuel peut être présent, mais inadéquat.
Il est également important de comprendre les raisons qui font qu'une personne autiste pourrait préférer éviter le contact visuel. Pour certaines, le fait d'en regarder une autre dans les yeux peut, entre autres choses, nuire à sa concentration. Pour d'autres, le contact visuel peut également être une expérience difficile exigeante sur le plan sensoriel.
Malheureusement, beaucoup de gens considèrent le fait d'éviter un contact visuel comme étant un comportement grossier ou antisocial. C'est pour cette raison que certaines personnes autistes adultes ont avec le temps développé certains moyens de compensation. Mais d'autres resteront incapables de regarder leur interlocuteur ou auront un regard fuyant."

[...]

"Contrairement à la croyance populaire, un manque de contact visuel n'est pas réellement une exigence pour recevoir un diagnostic de trouble du spectre de l'autisme (TSA). Ce que dit le DSM-5, c'est que la personne doit, entre autres, présenter certains déficits dans les comportements de communication non verbaux utilisés pour l'interaction sociale. Ceux-ci vont, par exemple, de la communication verbale et non verbale mal intégrée ; à des anomalies dans le contact visuel et le langage du corps ou des déficits dans la compréhension et l'utilisation de gestes : à un manque total d'expressions faciales et de communication non verbale.
Il n'est pas question ici de présence ou d'absence de contact visuel, mais plutôt de comment il se présente et comment il est utilisé. En d'autres termes, le fait d'avoir un regard trop intense et de regarder fixement une autre personne est tout aussi important que de ne pas avoir de contact visuel du tout.
Également, il est très important de spécifier que le fait d'être capable d'utiliser le contact visuel ne signifie pas qu'une personne n'est pas autiste."

Donc non, je ne regarde pas dans les yeux, pas vraiment, pas longtemps. Il m'arrive de glisser un regard à hauteur des yeux, mais jamais je ne soutiens un regard sur la durée d'un dialogue. Limite, avec ma fille et mon mari, ça me met légèrement moins mal à l'aise, et encore, je ne le fais pas particulièrement.

Je suis généralement incapable de dire la couleur des yeux des gens, mais je reconnais parfaitement leur bouche et leur dentition.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire